La vie des familles modestes vers 1750 : les Guilbert

lundi 20 août 2018
par  Francis RENOUT
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Au cours de vos recherches il vous est certainement arrivé de rencontrer un surnom ou un sobriquet, parfois affectueux, parfois drôle, parfois méchant ou moqueur. Ce surnom indique le plus souvent un trait de caractère, une infirmité, une apparence physique, ou autre.

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Le sens de ce mot a évolué au fil des siècles pour passer de quelque chose de méchant à un surnom donné affectueusement. De soubriquet, petit coup sur le menton en 1355, le mot se transforma en sobriquet qui désignait cette fois une moquerie, une raillerie, nous étions en 1600. Puis ce mot a gardé son orthographe pour signifier cette fois un surnom.

http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/juridi/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_s&page=9QZdAWA2drhg.html

Jadis, à la campagne, les villages vivaient repliés sur eux mêmes. On naissait à la maison, on se mariait au pays avec une fille du village ou d’un village voisin, on faisait sa vie sur place. Même scénario pour les enfants. C’était la règle générale, même s’il arrivait parfois qu’un mariage ou qu’une situation professionnelle entraîne un enfant au loin.

Ainsi tout le monde se connaissait, souvent plusieurs générations vivaient sous le même toit et les vastes maisons d’autrefois permettaient aussi d’abriter éventuellement un ou plusieurs locataires. Cette sorte de promiscuité faisait que les joies et les peines étaient naturellement partagées, mais revers de la médaille, tout se savait, tout était rapporté, commenté, avec ce que cela implique de moqueries, voire de médisance.

Ce dernier aspect est un des éléments d’explication de la formation et de l’existence du sobriquet.

Les sobriquets et surnoms des villageois sont aussi vieux que les hommes et se sont maintenus au cours des siècles. Ces moqueries témoignent des us et coutumes en milieu populaire et notamment du parler savoureux et imagé des gens simples de nos communes.

Le sens premier du sobriquet est de différencier des familles ayant le même patronyme et qui n’ont pas de liens de parenté apparents. L’usage finit par créer des sobriquets ne désignant qu’un seul individu et non pas une famille. Il existe aussi des sobriquets nés d’une particularité physique, d’une profession, d’un tic ou d’un évènement propre à une seule personne et qui ont été donnés à toute la descendance comme par héritage.L’origine linguistique du sobriquet est le patois parlé localement.

Symbole d’une époque révolue, puisque ses raisons d’être ne sont plus, le sobriquet disparaît peu à peu en même temps que les dernières générations concernées.

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En l’an de grâce 1753, le 11 octobre, à Hermanville, petit village du Pays de Caux, naît Jacques Jean, fils naturel de Marie Marguerite Guilbert, domestique, des œuvres de Jacques Legras, garçon valet de charrue, alors domestique, suite à la déclaration de grossesse qui a été faite en date du samedi 18 août 1753. Né de fille mère, il aurait du porter le nom de cette dernère ! D’autre part, tout au long de sa vie, il fut surnommé "Boislaville" dû certainement au fait, que son père biologique et sa mère étaient domestiques chez Messire Paul de Boislaville à Hermanville ou Colmesnil ? Ces deux villages n’étaient éloignés que d’une lieu et demi soit 6,3 km.

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Ses grands-parents maternels, Jean Guilbert et Marguerite Rivière sont de condition modeste, puisqu’on les retrouve tour à tour, journaliers et mendiants entre 1743 et 1768, en cette paroisse d’Hermanville. Il en fut de même de sa mère Marguerite qui sera domestique, fileuse, pour devenir mendiante entre 1764 et 1769. Ceux-ci ne savent pas signer comme on peut le voir sur divers actes.

En 1780, le 16 août, à son mariage, domicilié à Biville la Rivière, mentionné fils naturel de Marie Guilbert, de la paroisse d’Hermanville., il signe simplement Jean Jacques (sans mention de nom). Ce mariage est effectué avec le consentement de sa mère et en sa présence. Il épousera Marie thérèse Hamel, fileuse, née le 10 novembre 1756, au hameau de Flainville, au Bourg Dun.

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Pourquoi signe t-il simplement Jean Jacques ? En tant qu’enfant naturel, il aurait dû porter le nom de famille de sa mère comme il était de coutume à cette époque !

Entre 1781 et 1795, vont naître huit enfants du couple, qui porteront alors le patronyme de Legras !

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De tisserand en 1780, il sera clerc laïque entre 1781 et 1785, puis maître d’école du 1 avril 1785 à l’année 1790, (son successeur sera Jean Baptiste Legois le 5 juin 1792) pour être de nouveau tisserand et chantre en 1792 dans le village de Biville la Rivière.

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Etant descendant d’une famille de condition modeste, comment celui-ci a t-il pu apprendre à lire et écrire ? Eut-il la chance d’être recueilli par le prêtre de la paroisse ? Ce pourrait être une explication. Ou alors, ce pouvait-il qu’il aurait été conçu par M. Paul de Boislaville et aidé par celui-ci au cours de son adolescence ? On comprendrait mieux son surnom, donné par les habitants de ce petit village, auxquels rien n’échappe à leur attention, ou aux commérages ! Messire de Boislaville aurait pu soudoyer Jacques Legras pour qu’il se présente comme père à sa place pour faire la déclaration de grossesse ! D’ailleurs, on ne trouve plus aucune trace de ce dernier dans les archives des villages des alentours.Qu’est-il devenu ?

Il sera mentionné « Boislaville » sur son acte de décès, le 31 mai 1812 à Dieppe ainsi qu’au mariage de sa fille Félicité, le 7 janvier 1836 dans cette même ville. Par contre, au décès de son épouse Marie Thérèse Hamel, le 30 novembre 1839 à Blosseville, il sera mentionné sur l’acte :« veuve de Jacques Jean Guilbert »

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Cette ambiguïté sur son patronyme le suivra tout au long de sa vie. Sa descendance portera le nom de Legras au lieu de Guilbert.

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Revenons à sa mère Marie Marguerite Guilbert !

Celle-ci mettra de nouveau au monde une fille naturelle, Marie Anne, trois ans plus tard, le 2 février 1756, à Hermanville. Celle-ci naîtra de père inconnu. Jean Guilbert, le grand-père, présentera une lettre de Mr Boullard du bailli de Bacqueville, comme quoi la déclaration de grossesse a été faite suivant l’ordonnance, le 5 décembre 1755. Marie Anne décédera, âgée de deux ans le 13 juillet 1758.

Le 27 décembre 1764, une fille Marie Rose va naître à Hermanville, des oeuvres d’Antoine Cabalier dont les bans sont déposés à l"église dans l’intention de s’épouser.

Marie Marguerite se marie enfin le 25 janvier 1765 à Hermanville avec Antoine Cabalier, fils de Wulfran et de Marguerite Baurain. Ceux-ci sont alors mendiants. Ils vont parcourir les villages des alentours pour rechercher du travail comme journaliers ou mendier. Le 11 janvier 1767, de passage à Gonneville sur scie, décédera leur fille Marie Rose, âgée de deux ans.

On les retrouve à Saint Germain d’étables le 1 mars 1769. Marie Marguerite, de nouveau enceinte, mettra au monde un fils qu’elle prénommera Jean Jacques comme le premier. Celui-ci naîtra chez Etienne Infroy, laboureur. La marraine sera Marie Françoise Infroy, fille des propriétaires du lieu. Cet enfant décédera à son tour, le 31 mars 1771, âgé de deux ans, au hameau du Pollet à Gonneville sur scie.

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On perd la trace de ce couple après mars 1771 ! Où sont-ils décédés ? Peut-être anonymement comme beaucoup de mendiants malheureusement.

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Une maladie, une mauvaise récolte pouvaient très rapidement faire basculer la vie d’un ancêtre proche de la misère, et le transformer en mendiant.

Plus qu’une profession à proprement parler, il s’agissait d’une activité, reconnue, qui permettait à la personne de vivre, souvent parce que sa condition ou sa santé ne lui permettaient plus de travailler

Dans les quinze dernières années du règne de Louis XIV, la détresse des campagnes ne fait que s’accroître ; c’est une véritable famine qui désole la France, pendant l’hiver de 1709. Le sort des paysans s’améliore indéniablement au XVIIIe siècle, mais on signale encore des crises graves : en 1725, 1740, 1759, de 1766 à 1768, de 1772 à 1776, en 1784 et 1785, enfin, en 1789, les subsistances haussèrent de prix dans d’énormes proportions ; en 1785, la sécheresse obligea les cultivateurs à vendre une partie de leur bétail. En 1774 et en 1789, bien des paysans durent se nourrir de navets, de laitage et même d’herbes. En ces années de crises, la misère atteint surtout les journaliers, qui n’ont pour vivre que le travail de leurs bras. Ce sont ces journaliers qui sont le plus atteints par les crises, les disettes, les épidémies, et ils forment le principal contingent des mendiants et vagabonds.

https://www.institutcoppet.org/2016/06/10/memoire-vagabonds-mendiants-g-f-trosne-1764

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Marie Marguerite Guilbert avait un frère prénommé Jean. Celui-ci, domestique, est né vers 1726, six ans avant sa sœur, en 1747. Il eut une relation avec Susanne Feuillie. Suite à leur relation naîtra leur fils naturel Jean Baptiste, le 23 février 1748, à Hermanville. Susanne Feuillie, mère, a alors déclaré en justice devant M. de Belmesnil, lieutenant général du bailliage d’Arques, être gravide , le 21 janvier 1748. Ceux-ci ont requis de faire publier les bancs de mariage par le prêtre les 21 janvier, 28 janvier et 2 février 1748. Par contre, je n’ai pas trouvé de mariage par la suite. Jean Guilbert a t-il reconnu son fils ? Toujours est-il qu’il se nommait Guilbert !

La marraine de Jean Baptiste était Rose Constance. Le prêtre ne mentionna pas de nom, mais je pense qu’il s’agit de Rose Constance Beaufils qui s’est mariée le 30 juin 1749 à Hermanville avec Jean Feuillie (frère de Susanne). Elle était servante chez M. de Boislaville.

Susanne Feuillie va se marier trois ans plus tard, le 20 septembre 1751 avec Honoré Clet à Heugleville sur Scie. Quant à Jean Guilbert, il va aussi se marier le 9 septembre 1766, à Hermanville, avec Marie Jeanne Delacroix.

Jean Baptiste Guilbert fut certainement élevé par sa mère et son beau-père Honoré Clet, puisqu’il habitait Bacqueville en Caux avant son mariage. Il déclara son père biologique décédé à son mariage en 1768 ; ce qui est faux puisque celui-ci vivait encore en 1782 ! Cette mention me conforte dans l’idée qu’il n’y avait pas de relation entre eux. Alors pourquoi s’appeler Guilbert ? Il aurait du s’appeler Feuillie ! Ceci est certainement dû à la publication des bancs, juste avant la naissance. Cette publication trompa le prêtre qui le nomma Guilbert sur l’acte de baptême.

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J’ai souvent nommé la famille de Paul de Boislaville dans cette histoire.

La famille De Paul de Boislaville était domiciliée à Colmesnil depuis au moins l’année 1710. A cette époque s’y trouvait Louis Georges, époux de Marguerite Pottier, mariés à Rouen, paroisse Saint Pierre le potier, le 20 septembre 1708. Celui-ci, bourgeois de Rouen, seigneur de Boislaville et de Greny, occupe des fermages sur Colmesnil et dans l’enclos d’Hermanville (rôle de taille de Colmesnil pour 1720 cote c1782 AD76).

Ils eurent 8 enfants dont Louis César, né en 1711 à Colmesnil, marié à Rouen, paroisse Saint Patrice, avec Marie Thérèse Picquet, le 22 avril 1744, écuyer, trésorier de France. Celui-ci, décédait le 19 août 1758 à Colmesnil et fut inhumé le 20 à Hermanville. Je pense donc que la famille Guilbert était domestique chez Louis César De Paul de Boislaville.

Arbre De Paul de Boislaville :

http://herve.laine-bucaille.pagesperso-orange.fr/noblesse/P/paul.htm

Rôle de taille de Colmesnil en 1720 :

http://geneanormandie.free.fr/taille/colmesnil1720.htm

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La législation royale sur les naissances illégitimes :

En 1556, l’infanticide et l’avortement sont assimilés à un homicide et un édit déclare coupable et passible de la peine de mort la mère célibataire qui n’aurait pas antérieurement déclaré sa grossesse ou son accouchement au curé ou à un juge. De simples témoignages suffiront pour condamner la fautive. Son enfant sera privé du baptême et de la sépulture chrétienne. Un autre but de l’édit est de permettre l’identification du père afin qu’il puisse assumer sa charge. Cet édit est lu quatre fois l’an au prône de la messe paroissiale (cf. les déclarations de grossesses dans les séries B et U des AD) (cf. 1586). Un autre édit de 1556 déshérite et met hors la loi les enfants de la haute noblesse qui se marient sans le consentement de leurs parents (mariages clandestins). Puis, en 1557, une ordonnance condamne à mort les coupables de «  rapt de séduction  ». Enfin, les hommes âgés de moins de 30 ans et les femmes âgées de moins de 25 ans qui auraient contracté des unions clandestines peuvent être déshérités.

En 1586, l’édit de 1556 sur les déclarations de grossesses est renouvelé (cf. les déclarations de grossesses dans les séries B et U des AD).

En 1708, le roi rappelle l’obligation de déclaration de grossesse pour les filles non mariées ou veuves. À cette occasion, l’édit de 1556 est à nouveau lu au prône de la messe paroissiale (cf. 1740).

En mai 1740, l’édit de 1556 est à nouveau lu au prône de la messe paroissiale (cf. 1708). Ces multiples lectures de l’édit montrent que son application était peu suivie dans le Royaume.

En 1750, l’article 1 d’un Projet de règlement pour éviter qu’on n’expose, dans la ville et juridiction d’Agen, aucuns enfants, bâtards ni légitimes concerne les femmes enceintes : "...Toute fille ou veuve enceinte sera tenue, aux termes portés par les ordonnances, d’aller devant les juges de police de son domicile faire sa déclaration de grossesse et donner en même temps auxdits juges le nom, qualité et demeure de celui qu’elle accusera de sa grossesse, laquelle déclaration, affirmée par serment, sera inscrite sur le champ, par ledit juge, dans un registre particulier et d’elle signé, si elle sait, sinon en sera fait mention...".

En 1772, un décret prescrit la tenue de registres des déclarations de grossesses (série B des AD).

Néanmoins, sachez qu’avant 1793 vous pouvez rechercher éventuellement une déclaration de grossesse, que toute mère célibataire devait en principe faire selon une loi destinée à combattre les tentations d’infanticide. Vous les trouverez dans les archives notariales, de police ou en série B des archives départementales. La loi du 26 février 1708, ordonnait aux filles non mariées et aux veuves qui attendaient un enfant de déclarer leur grossesse sous peine de mort.

F.Renout

(Administrateur cgpcsm)

Sources : alain Jacquot Boileau (sobriquets) et actes des registres paroissiaux de Seine Maritime.


Documents joints

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