Fabricant d’encre : la famille Leblé de Cany et l’encre violette

mercredi 17 octobre 2018
par  Francis RENOUT
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La famille Leblé, fabricant d’encre violette depuis le XVII ème siècle à Cany Barville.................

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Qui a le souvenir d’avoir rempli des encriers en classe ? Ces encriers en porcelaine blanche, placés sur le côté droit du bureau. Cela se faisait encore dans les années 1960/1970 ! Un élève soigneux était désigné par l’instituteur pour ce travail qui se faisait une fois par semaine. Vu la modernité de notre époque, je pense que chacun de nous a ce besoin de revenir fouiller dans la boite aux souvenirs, de retrouver certaines odeurs des salles de classe, celles des encres d’antan.

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L’encre violette dite encre de Cany : "laquelle à la propriété de toujours noircir et d’embellir en vieillissant, elle tient son origine de mes aïeux et date de 1731. Les souches que je possède constatent son inaltérable beauté. Toutes les encres du commerce, les plus en réputation, soit anglaises, soit françaises, jaunissent promptement, tandis que la mienne ne reçoit aucune altération du temps."

C’est en ces termes que fut éditée l’étiquette déposée aux greffes du tribunal de commerce de Saint Valéry en Caux, le 10 mai 1859, par Mr Auguste Follin, notaire et avocat, agissant comme mandataire de Mme Sophie Bérénice Anquetil, veuve Pierre Ovide Leblé, marchande épicière, fabricante d’encre en gros à Cany Barville.

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Ce procédé de fabrication fut inventé par la famille Leblé soit en 1731 (d’après l’étiquette), soit en 1770 (d’après la cour impériale de Rouen de 1862).

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La famille Leblé est originaire du Hanouard, village bercé par la Durdent, qui a longtemps vécu au rythme des moulins à blé et à huile et dont le dernier ferma en 2009. Certaines histoires racontent que les habitants de ce village descendraient peut-être des porteurs de sel. En effet au Moyen Âge, ces personnes amenaient des produits de la mer, tels que le sel, (très important pour l’époque) à Paris et formaient la corporation des "hanouards de Paris"

Pierre Leblé se maria entre les années 1701/1702 avec Marie Declerc, dont il eût trois fils nés entre 1702 et 1705. Marie décéda certainement lors d’un accouchement le 10 avril 1709, seulement âgée de 32 ans. Quant à Pierre, il décéda le 15 mai 1723 au Hanouard, âgé entre 50 et 55 ans.

Jean Baptiste Leblé, le troisième fils, né le 30 juillet 1705, fut l’inventeur de cette encre violette. Quand s’installa t-il en tant que marchand épicier à Cany, certainement avant 1747, date de son premier mariage avec Marie Doutreleau. Son frère François était, quant à lui, marchand épicier à Riville en 1744.

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Son premier mariage fut de courte durée, car il il se mariait de nouveau, le 7 juillet 1750, à Saint Ouen de Longpaon, avec Marie Catherine Guilbert, fille d’un marchand boucher de ce village. Huit enfants naîtront du couple entre 1751 et 1763, dont quatre décéderont en bas âge. Leur fils Jean Baptiste Ovide, né en 1752, baigné depuis sa naissance dans cet univers familial, prendra la succession de son père et sera marchand et négociant. Jean baptiste, le père, décéda en 1798, âgé de 93 ans, suivi de son épouse Marie Catherine en 1802.

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Jean Baptiste Ovide va se marier le 21 juin 1783 à Yvetot avec Marie Marguerite Frérot, marchande, fille de commerçants. Sur un passeport révolutionnaire du 8 floréal de l’an V, il est décrit comme suit : "Taille 5 pieds 2 pouces, cheveux et sourcils châtains, yeux bleus, nez gros, front rond, menton rond, visage plein, bouche grande". Sur celui du 23 frimaire de l’an VI, même année 1797, on constate, en plus, une brûlure au visage.

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Dix enfants naîtront du couple entre 1785 et 1800. Jean baptiste Ovide ne verra pas naître son dernier enfant, Flore Julie en septembre, car celui-ci devait décéder le 12 mars 1800 à Cany.

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C’est donc son épouse, gravide de plus de deux mois, Marie Marguerite qui continuera à s’occuper seule de leur commerce d’épicerie, avec à sa charge 5 enfants encore en vie. Je dis seule, mais certainement aidée par ses quatre enfants aînés, âgés entre 10 et 15 ans. On commençait à travailler très jeune au XVIII ème siècle. Ce ne dut pas être simple pour elle de perdre à deux ans d’intervalle son beau-père et son époux, et ce, pendant la période révolutionnaire ! Sa belle mère âgée de 74 ans ne dut pas lui être d’un grand secours ! Comment fit-elle en septembre, pour coordonner son travail et son accouchement ? L’histoire ne le dit pas !

La malchance la poursuivit, car son fils aîné, Ovide Jean Baptiste Pierre, âgé de 20 ans, caporal au 2 ème régiment de fusiller,1 er bataillon, 1 ère compagnie, décéda à l’hôpital de la garde impériale et royale de Hanovre, en basse saxe, en Allemagne, le 1 octobre 1807.

Le 19 octobre 1807, soit trois semaines plus tard, se maria sa fille aînée Catherine Reine avec Jean Baptiste Thierry, marchand, originaire de Beuzeville dans l’Eure.

Quelques années plus tard, le 24 février 1813, à Bretteville Saint Laurent, se maria son deuxième fils Charles Romain avec Joséphine Saint Requier, née à Caen, fille d’un agent d’affaires. Charles Romain fut marchand drapier à Cany.

C’est donc Pierre Ovide, né en 1797, quatrième fils, qui reprit le commerce d’épicerie et de fabrication d’encre violette. Celui-ci se maria le 23 décembre 1816, à Cany, avec Sophie Bérénice Anquetil, fille de cultivateur qui deviendra commerçante à son tour. Cinq enfants naîtront du couple.

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Quand Marie Marguerite Frérot vint à décéder en 1831, elle laissait comme héritiers, Charles Romain Leblé, Pierre Ovide Leblé, Flore Julie Leblé et Catherine Reine Leblé, épouse Thierry.

Suivant acte notarié du 26 novembre 1831, le frère et les sœurs, cédèrent à Pierre Ovide, toutes les marchandises composant le magasin d’épicerie du père commun, au prix de l’estimation faite sur factures détaillées. En même temps, ils le chargèrent de faire, dans l’intérêt de tous, la liquidation de la succession maternelle.

Au décès de Pierre Ovide Leblé, le 19 octobre 1853 à Cany Barville, c’est sa veuve, qui prit dans les mêmes conditions, la suite des affaires de son mari.

En 1854, elle assigna le sieur Houssard Jonquet au tribunal pour avoir apposé sur ses bouteilles d’encre la qualification d’encre de Cany sur ses étiquettes. Celui-ci fut condamné à la somme de 250 francs à titre d’indemnités pour le préjudice causé.

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Une personne m’a posé une question relative à la fabrication de cette encre ! Comment procédait la famille Leblé pour la coloration de leur encre ?

Quel était le secret de fabrication de cette encre violette ? Difficile à dire car la recette de sa fabrication ne fut pas divulguée. On ne peut avancer que quelques hypothèses !

On sait que cette encre était fabriquée à base d’écorces d’arbres dans un moulin à Clasville.

Il existait au Moyen-Âge trois types d’encre noire et de nombreuses recettes ont été transmises. L’une était à la base de noir de fumée ou d’autres éléments carbonés (suie par exemple) et d’un liant (notamment gomme arabique). La seconde était à base de produit tannant, tel que noix de galle ou écorces de chêne, d’un liant et d’un sel métallique.

L’infusion de noix de galle, soit par l’eau, soit par l’alcool, fait naître à l’instant même une couleur d’abord violette, puis noire, dans toutes les liqueurs qui contiennent du fer ; c’est sur cette propriété qu’est basée la fabrication de l’encre à écrire. (Cours complet d’histoire naturelle médicale et pharmaceutique,1835). La noix de galle est une excroissance produite sur le chêne, par la piqûre de certains insectes et qui servait à teindre en noir et à faire de l’encre.

Béthencourt est originaire de la ville de Grainville-la-Teinturière, ville du pays de Caux dont les tisserands et les teinturiers, depuis le XV ème siècle, font usage de l’orseille, lichen qui donne une belle teinture tirant sur le violet. L’orseille ou lichen rocella est une mousse qui vit sur les pierres et rochers des îles Canaries.

C’est un colorant végétal dont les ateliers de teinture du pays de Caux font grand usage.Celle-ci arrivait par bateau au port d’harfleur.

http://www.histoire-moi-et-prof.eu/?p=1105

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Coupure du journal du " la gazette des tribunaux" du 5 avril 1854 concernant un procès :

http://data.decalog.net/…/ENAP_GAZETTE_TRIBUNAUX_18540405.p…

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En 1859, il y avait plusieurs dépôts en France pour la distribution de l’encre violette de la manufacture Leblé : Paris, Bordeaux, Nancy, Reims, Sedan et un à l’étranger à Alger.

Pendant qu’Ovide Leblé faisait à Cany son commerce d’encre violette, Pierre Ambroise Dumesnil, neveu par alliance avec Alexandrine Joséphine Leblé, fille de son frère Charles Romain, apprit dès 1835 de son beau-père, le secret de la fabrication de l’encre violette. Il se mit donc à la fabriquer en premier lieu à Saint Romain de Colbosc et ensuite au Havre, cette encre, fabriquée à grande échelle, fut commercialisée sous le nom d’encre violette de Cany.

Sophie Bérénice Anquetil, veuve de Pierre Ovide, y vit un préjudice. Le 5 octobre 1860, elle assigna son neveu devant le tribunal de commerce du Havre. Celui-ci fut condamné à 10 francs pour réparation du préjudice. Elle soutenait que son mari en 1831, en achetant toutes les marchandises du fonds d’épicerie, était devenu, par ce fait, acquéreur du fonds et des marchandises et seul successeur de sa mère ; peu importe qu’il n’ait pas été expressément parlé de l’achalandage, ni de la fabrication de l’encre

A cette action, Pierre Ambroise Dumesnil, répondit qu’en 1831, son frère n’avait acquit que les marchandises détaillées et comprises dans l’acte du 6 novembre. D’où la conséquence que le mode de fabrication de l’encre violette était restée dans la famille et appartenait donc à tous les enfants de l’inventeur.

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En présence de ses prétentions diverses, le tribunal de commerce du Havre rendit le jugement suivant : le procédé de fabrication de l’encre Leblé, reste le patrimoine de chacun des héritiers qui ont chacun le droit de l’exploiter. Que d’autre part, ce n’est pas 25 ans plus tard, que Sophie Bérénice Anquetil doit venir se plaindre de ce fait connu de tous. Pour ces motifs, le tribunal débouta chacune des parties et leur interdit de prendre la qualification de successeur. Il fut ordonné la suppression des pancartes et étiquettes actuelles aux deux parties en fixant un délai de trois mois. Sophie Anquetil fit appel de cette décision.

Le 20 décembre 1862, la cour adoptant les motifs des premiers juges, confirma la décision.

Sophie Bérénice Anquetil vint à décéder le 4 avril 1871 à Cany Barville, âgée de 73 ans. C’est son fils Paul Emile Leblé qui fut témoin. Celui-ci était aussi fabricant d’encre violette à Cany Barville.

Je ne sais pas combien de temps dura cette fabrication par la suite, mais un siècle et demi s’était passé depuis 1731.

F,Renout
(Administrateur cgpcsm)

Sources : Gallica, recherches généalogiques personnelles


Documents joints

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