Une dynastie d’horlogers cauchois

dimanche 29 avril 2018
par  Francis RENOUT
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Jacques Letellier est né le 11 avril 1749 à Tôtes. Il est le dernier enfant du couple Pierre Letellier et Marie Anne Gest ; une famille de laboureur depuis au moins deux générations.

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La situation de carrefour de la ville de Tôtes a amené la construction en 1611 de l’auberge du Cygne, qui sera un relais de la poste royal en 1756 et un lieu où ont séjourné diverses personnalités comme Messire C de Castelmore (D’Artagnan) en 1620. Il escortait le Roi Louis XIII en voyage à Dieppe à la tête de sa compagnie de mouquetaires. Il y eut aussi Madame de Pompadour, cavalière chevronnée, qui en fit son rendez vous de chasse, mais aussi Louis-Philippe Ier, Napoléon Ier et l’impératrice Joséphine (en 1808), Philippe d’Orléans, François d’Orléans, le roi des Belges Albert Ier et son épouse la reine Élizabeth. Surtout, elle fut le lieu où Guy de Maupassant écrivit Boule de suif (dans lequel l’établissement est largement décrit) et où Gustave Flaubert écrivit une partie de Madame Bovary. Quand il soupait à l’auberge, Maupassant dégustait des feuilletés de moules aux pleurotes et du douillon aux pommes.

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La mère de Jacques décède en mai 1753 à l’âge de 46 ans. Son frère aîné Pierre est alors âgé de seize ans, sa sœur Marie Anne de quinze ans et son frère Jean Baptiste de dix ans.Son père ne cherchera pas une nouvelle épouse ; certainement parce que son fils aîné pourra s’occuper de ses frères et sœurs plus jeunes, pendant que lui, sera en train de labourer les champs.

Marie Anne sera la première à se marier,en octobre 1767, à Pôville, suivi de son frère Pierre en novembre 1768 au même lieu. Est ce à ce moment que la famille quitta Tôtes, difficile de le savoir ! Toujours est-il que Pierre Letellier, père, y décède en novembre 1775. Jean Baptiste s’y mariera à son tour en novembre 1782.

Que fit Jacques à cette époque ? Décida t-il de rester à Tôtes ? Il était alors âgé de 19 ans en 1768. Il sera parrain des enfants aînés de son frère Pierre et de sa sœur Marie Anne.

Il deviendra clerc et maître d’école à Tôtes d’octobre 1772 à mai 1783 pour remplacer Michel Blanchet. Est-ce le prêtre Lemoyne d’Aubermesnil qui lui apprit l’écriture ou son père ? Toujours est-il que dans cette famille, tous savaient signer. Ce prêtre desservit la paroisse de 1767 jusqu’au moins l’année 1783. Il remplaça Hébert de la Pleignière après 1766.

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Jacques se marie le 23 juillet 1776 à Tôtes avec Marie Madeleine Rose Bressin, Fileuse, fille de journaliers, née en octobre 1745. Ses parents sont alors tous deux décédés, son père en dernier en novembre 1775 à Pôville. C’est donc ses deux frères qui seront témoins : Pierre, tisserand et Jean Baptiste, domestique. Aucun ne reprit le métier ancestral de laboureur.

Marie Madeleine Rose était fileuse, certainement fileuse de coton car on retrouve ce métier mentionné de nombreuses fois dans les registres de l’époque. Leur seul et unique enfant, Marie Olive Rose Victoire va naître le 21 juin 1777 à Tôtes.

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"C’est au début du XVIIIème siècle que naît l’activité de tissage du coton dans les régions normandes proches de la Seine. En effet, à cette époque, les chargements de coton en provenance des colonies arrivent au Havre puis remontent la Seine. Le filage de cette matière première est donc naturellement introduit dans cette région et les toiles tissées prennent rapidement le nom de rouenneries." (Elise Lenoble)

Ainsi, le tissage du coton se développe dans la région et de nouvelles formes de tissus alliant différentes fibres voient le jour. Pour les rendre plus solides, on commence à entremêler dans les étoffes de coton des fibres de lin, produit localement, ou de la soie, importée par le port du Havre.

Ces nouvelles étoffes prennent le nom de siamoise car elles ressemblent aux étoffes que portaient les ambassadeurs du Roi de Siam lorsqu’ils furent reçus par Louis XIV en 1686.

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Le mercredi 8 janvier 1783, Jacques sera témoin au mariage de messire Charles Alexandre Morin de Pennilleuse, chevalier, lieutenant au régiment d’infanterie de Bourgogne, originaire de Coutances, actuellement en garnison dans la région et de noble demoiselle Marie Magdeleine Aimée Baudouin, originaire de Dieppe, paroisse Saint Jacques, à l’église saint Martin de Tôtes.

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Que fit Jacques de mai 1783 à septembre 1785 ? On retrouve sa trace et celle de sa famille, deux ans plus tard, en octobre 1785 à Saint Vaast du Val, petit village cauchois, à une lieue de Tôtes. Jacques y exerce le métier d’horloger jusqu’à son décès en janvier 1824. Pourtant, il fallait un apprentissage de huit ans depuis que François I à réglementer le métier en 1544. Etait-il employé chez un artisan le temps de se perfectionner ?

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En cette année 1786, c’est Guillaume Marin Alexandre, âgé de 26 ans, originaire de Berville, qui prendra la succession de Jacques comme maître d’école à Tôtes. Guillaume s’y marie en cette paroisse le 21 août avec Marie Anne Renault, maîtresse d’école, originaire de Saint Victor l’Abbaye.

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A Saint Vaast du Val, en l’année 1789, le lundi 20 juillet, le sieur Pierre Prevel, laboureur, donna refuge à un pauvre mendiant de passage. Ce mendiant nommé Guillaume Magloire, alors malade, âgé de 52 ans, fils naturel de Jeanne Goulé, né à Ouville l’Abbaye, y décède dans le courant de la journée. Auparavant, il avait déclaré se réfugier de temps à autre,chez un boulanger nommé Michelet, domicilié à Seltot, hameau de Doudeville, où il avait déposé quelques vêtements.

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Quelques années passent au rythme des horloges et des pendules, Marie Madeleine est toujours fileuse de coton. Marie Olive Rose aide la famille en tant que trameuse. Cette dernière sait écrire, peut être lire, si son père a eu le temps de lui transmettre son savoir. A l’âge de 9 ans en mars1786, elle est marraine de Rose Marguerite Neuville, fille de Thomas, marchand. Plus tard, en juillet 1790, elle est encore marraine de Marie Florence Goyer, fille de Nicolas, maître charpentier et maire du village. A chaque fois, elle signe le registre.

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Le 22 juillet 1790, le sieur Pierre Prevel, laboureur, donna l’hospitalité à Marie Madeleine Gilbert, celle-ci enceinte et sur le point d’accoucher, domiciliée à Dieppe, paroisse Saint Jacques, épouse de Pierre Jacques Goujart, matelot, absent, au service du Roi. Elle était accompagnée de sa mère Marie Genouillé, veuve Gilbert (son époux étant décédé en 1788 à Dieppe), domiciliée rue de la rade, paroisse Saint Jacques à Dieppe et par Louis Nicolas Bourgné, journalier, voisin et compagnon de voyage, domicilié au même lieu. Marie Madeleine donna naissance à une fille. Ce sera Marie Constance Prevel, fille du propriétaire du lieu qui sera marraine.

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Le 3 juillet 1792, Marie Olive Rose, âgée de 15 ans se marie avec Jean Baptiste Lemonnier, âgé de 22 ans, tisserand, fils de Pierre et de Marie Susemais du même village.A cette époque, une grande majorité de villageois cauchois est tisserand, toilier, trameur, fileuse. Actuellement, à Saint Vaast du Val, au départ du carrefour de l’église, on trouve la rue de l’horloger et la rue des tisserands, l’une perpendiculaire à l’autre. Quoi de plus facile pour faire connaissance ?

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Pourquoi ce mariage si jeune ? Marie Olive Rose n’est pas enceinte ? Ce n’est que quelques années plus tard, que naîtront quatre enfants : Jean Jacques en 1795, Marie Olive en 1796, Olive Marguerite en 1799 et Marie Victoire en 1801. Une belle famille ! Mais en mai 1803, Jean Baptiste décéda à l’âge de 33 ans, laissant une jeune veuve éplorée et quatre enfants.

Je suppose, qu’habitant le même village que ses parents, Marie Rose trouva le soutient nécessaire pour pouvoir continuer à vivre après ce terrible malheur. La vie continuait malgré tout. Et c’est tout naturellement que Jacques Letellier, le grand-père transmettra sa passion de l’horlogerie à son petit fils Jean Jacques.

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Et c’est en mars 1805, que Marie Olive Rose, enceinte d’environ quatre mois, se marie en secondes noces à Saint Vaast du Val avec Guillaume Saint Martin, tisserand dont elle aura deux enfants : Marie Justine en août 1805 et Pierre Guillaume en 1807.

Jacques Letellier est tourneur sur métaux et horloger en 1816.

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C’est durant le XVI siècle qu’est apparu le travail du fer à l’aide du tour. Il est rendu possible en particulier par le remplacement du mouvement alternatif par un mouvement continu sur le tour à rotation continu et le tour à volant d’inertie. Ces innovations favorisèrent le développement de la mécanique de précision. On voit se développer à cette époque le tour à fileter, le tour d’horloger, le tour à guillocher etc. L’art du tourneur est également une occupation de qualité et Louis XV, ainsi que certains monarques étrangers, se distraient en tournant des tabatières.

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Que l’on soit lapidaire, tourneur, horloger ou lunetier, l’atelier est équipé de la même façon : un établi en bois, un tour à pédale, un outillage peu coûteux que l’artisan confectionne lui-même, ce qui permet une certaine pluriactivité au sein de la même famille.

Au XVIII siècle, nous arrivons à la machine-outil proprement dite utilisant le chariot porte-outil à déplacement longitudinal entraîné par une manivelle.

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Parfois, les réparations apportaient un revenu supplémentaire aux horlogers qui les effectuaient. Les horlogers réalisaient également des travaux de serrurerie.  En effet, une fois les responsabilités liées à leur charge assumées, ils avaient suffisamment de temps pour réaliser des travaux pour leur propre compte. Il semble que l’exercice d’une autre activité ait été indispensable pour eux afin d’assurer leur subsistance.

https://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2010-1-page-27.htm

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Jean Jacques Lemonnier, petit fils de Jacques Letellier, prendra la succession de celui-ci à son décès en janvier 1824. Auparavant, il se marie le 21 février 1816 à Saint Vaast du Val avec Marie Angélique Duchaussoy, couturière. Il perpétua le métier d’horloger et de tourneur de métaux jusqu’à son décès en décembre 1866, à l’âge de 71 ans.

Un fils, Jean Baptiste, naquit du couple, le 23 juin 1824 dans la cette paroisse. La même passion pour ce métier l’anima toute sa vie. Les méthodes avaient dû certes évoluer au cours des années.

Au fur et à mesure du temps s’installa donc une fabrique d’horlogerie à Saint Vaast du Val.

Il se marie le 26 juillet 1851, à Bacqueville en Caux, avec Eulalie Céline Grout, couturière, fille de cultivateurs.

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Jean Baptiste avait un cousin aux mêmes prénoms , né en août 1833, fils de Laurent Edouard Lemonnier et Marie Florence Levasseur. Celui-ci était soldat en 1855. Ce n’était pas une bonne période pour s’engager et comportait plus de risques que d’être horloger !

Effectivement, Il y a 160 ans éclatait la guerre de Crimée qui opposa de 1854 à 1856 l’Empire russe à une coalition formée des Empires français et ottomans, du Royaume-Uni et du Royaume de Sardaigne.

Jean Baptiste Louis est fusilier au 9 ème régiment d’infanterie. Il souffre des conditions sanitaires déplorables et contracte le choléra. Il est admis le 23 avril 1855 à l’hôpital militaire de Maslak – aujourd’hui un des principaux quartier d’affaires d’Istanbul, à l’époque un village à proximité de Constantinople sur la rive européenne du Bosphore et y succombe le 27 avril, soit quatre jours plus tard.(extrait mortuaire N°21 des archives de Saint Vaast du val)

Ce fut pour son cousin, un triste moment de son existence ; mais la vie reprit son cours.

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En 1868, à Saint Vaast du Val, fut tué un loup, un des derniers qui sévissait dans la région car ceux-ci disparurent en Seine Maritime au XIX ème siècle. Une rue du village porte ce nom.

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De Jean Baptiste Et Eulalie Céline vont naître deux fils : Zaphir Edouard le 30 mars 1861 et Jules Jean Baptiste le 30 avril 1870 puis une fille Marie Hélène le 3 février 1856.

L’aîné des fils, Zaphir Edouard sera à son tour Horloger. On en trouve la mention au mariage de sa sœur en février 1889 et au mariage de son frère jules jean baptiste en octobre 1895 où il est témoin. Par contre, il est domicilié à Bacqueville en Caux. Son frère exerce le métier de boulanger.

Jean Baptiste décède le 18 novembre 1893, âgé de 69 ans, suivi de son épouse Eulalie le 16 mars 1913, âgée de 83 ans, tous deux dans leur village de Saint Vaast du Val qu’ils n’ont jamais quitté.

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Ils furent, entre autre, grand-parents de Monseigneur Daniel Augustin Lemonnier, né à Anneville Ambourville le 30 mai 1902, fils de Jules Jean Baptiste et d’Alice Charlotte Hulin, archevêque de Byblos (Liban), évêque auxiliaire de Rouen, décédé en 1959. Sur la photo datant de 1907, on voit, derrière la boulangerie d’Anneville, Jules Lemonnier et sa femme, le mitron, Madame Bataille, fermière voisine et un petit garçon. Ce garçon est Daniel Lemonnier.

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Je ne sais pas jusqu’à quelle année se perpétua cette profession d’horlogers à Saint Vaast du Val, mais on trouve une rue de l’horlogerie dans ce village, certainement en souvenir des familles Letellier et Lemonnier. Je pense que Zaphir Edouard s’installa horloger à Bacqueville en Caux....................................................

F,Renout
(Administrateur cgpcsm)

Souces : registres archives départementales

Photo : Daniel Lemonnier enfant en 1907 (collection Gilbert Fromager, historien local)


Documents joints

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