Vie d’une fille mère au XIX ème siècle

vendredi 10 novembre 2017
par  Francis RENOUT
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Vie d’une fille-mère de 9 enfants vers la fin du XIX ème siècle.

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Etre fille-mère, à cette époque, ne devait pas être un statut enviable ! Et cette situation se perpétua neuf fois.

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Euphrasie Hubertine Roquigny est née le 1 novembre 1844 à Cailleville, village cauchois de 615 habitants. Fille aînée de Saturnin Pierre et de Rose Austreberthe Plé, mariés le 22 novembre 1842 en cette paroisse, elle aura quatre sœurs et un frère, dernier enfant de cette famille qui naîtra en 1857.

Cette famille Roquigny, originaire de Bemesnil depuis 1635, viendra s’installer à Cailleville entre octobre 1759 et octobre 1760, en passant par Lamberville vers 1690, Bertreville Saint Ouen, Ambrumesnil vers 1728, Sauqueville vers 1754, la Chapelle sur Dun vers 1758.

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Les premiers ancêtres furent laboureur, taillandier, puis maçon pendant plusieurs générations. Seuls, les grand-parents d’Euphrasie et les générations suivantes deviendront tisserands, et ce, depuis leur arrivée à Cailleville . Ce grand-père, Noël Honoré, décède à l’âge de 30 ans, quelques mois après la naissance de son dernier fils Ansbert Frédéric en 1821. Il laisse une épouse et six enfants. Le plus âgé des fils n’a que neuf ans.

On s’aperçoit, au fil des années que la situation de cette famille Roquigny, devient plus précaire.
Concernant les premières générations, sur le rôle de taille de 1695, de Saint Ouen Prend en Bouse, Médard Roquigny possède une maison, 6 acres de terre, un cheval et une vache, le tout imposé à 20 livres, qu’il tient d’un héritage. Son frère Nicolas est prêtre à Belmesnil. Ceux-ci savent signer et lire pour certains, et signe De Roquigny. Ont-ils eu un lien avec cette famille seigneuriale établi sur Crasville la Rocquefort et Angiens ? Rien ne peut l’affirmer !
A partir du décès de Noël honoré, en 1821, ses enfants et la génération suivante, ne savent plus signer. Le savoir est parti avec lui ! Je pense que c’est à partir de cette période que la situation se dégrade !

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Pour en revenir au sujet de cet article, voici ce qu’en dit un médecin bordelais contemporain :

" La situation la plus triste, la plus épouvantable, est celle des filles-mères, parce qu’elles ne trouvent aucun secours, que toute porte se ferme devant elles, et qu’elles ont à subir les souffrances et les dégoûts de leur maternité, en même temps que les outrages et la misère qui en sont les conséquences fatales. Souvent, c’est une domestique, une petite ouvrière, plus ou moins abandonnée de sa famille qui s’inquiète fort peu d’elle, inexpérimentée, qui un beau jour s’est laissée séduire, qui a commis une faute !
Et puis, cette faute a eu des conséquences, elle est enceinte, ou au moins elle le croit. Elle fait part de ses doutes au séducteur, et celui-ci s’éclipse. C’est au moins ainsi que les choses se passent dans la très grande majorité des cas. Le temps s’écoule, les doutes des premiers moments deviennent une réalité. La grossesse est certaine. Ah ! celle-là n’accueille pas la maternité comme un sujet de joie et comme un bonheur ! C’est un coup terrible qui l’atteint, et sa grossesse, le plus souvent va être un véritable martyre."

Euphrasie est tisserande, trameuse comme sa mère entre 1863 et 1878. On la retrouve comme journalière entre 1882 et 1889. On peut donc supposer qu’elle travaillait pour ses parents vers l’âge de 19 ans.

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C’est le 10 janvier 1863, à 18h, à Cailleville, que naîtra le premier enfant naturel d’Euphrasie, au domicile de ses grand-parents. Ce fut un fils prénommé Alexandre Athanase. Celui-ci se mariera en février 1889 à Malleville les Grès et sera domestique.

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A une époque où les moyens contraceptifs n’existaient pas et où l’avortement était interdit, l’arrivée d’un enfant non souhaité dans une famille ouvrière ne faisait qu’ intensifier la misère. La deuxième cause est l’illégitimité de la naissance. Si aujourd’hui, une femme peut mettre au monde un enfant sans être mariée, il faut bien comprendre que cette ouverture d’esprit est, en fait, très récente.

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Alexandre Athanase ne connaîtra ses grand-parents que l’espace d’un an ! Ceux-ci décédèrent tous les deux le même mois, en janvier : Rose le 8 janvier 1864 âgée de 42 ans et Saturnin le 29 janvier âgé de 47 ans !

A cette époque la majorité pour les filles étaient à 21 ans. On peut donc supposer qu’Euphrasie, son fils, ses sœurs et son frère âgés entre 7 et 17 ans furent mis en tutelle et placés dans des familles. Ont-ils été recueillis chez des oncles et tantes paternels qui habitaient le village ? On retrouve son frère François Louis comme domestique, charretier à Roncherolles sur le vivier en 1884, à 70 km de son village natal.

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Toujours est-il que le 22 septembre 1867, à Cailleville, Euphrasie mettait au monde un second enfant naturel prénommé Isidor Albert. La présentation fut effectuée par Isidor PUPIN, marchand, 36 ans, domicilié à Cailleville qui a assisté à l’accouchement. Même prénom en commun entre le témoin et l’enfant ! En était-il le père, un ami proche de la mère ou encore son employeur ? Isidor devait décéder trois mois plus tard le 26 décembre 1867.

Deux ans plus tard, le 14 août 1869 naissait Honoré Dieudonné à Cailleville, troisième enfant naturel. Il décéda à l’âge de quatre mois à Gueutteville les Grès le 17 décembre 1869.

Euphrasie va mettre au monde un quatrième enfant naturel en cette paroisse de Gueutteville les Grès le 2 février 1872. Il fut prénommé Marie Victor. Domestique à Bénesville en 1899, il s’y mariera le 7 janvier avec Augustine Lerond.

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Deux années plus tard, on retrouve Euphrasie à Manneville ès Plains. C’est en cette paroisse du Pays de Caux que va naître Jules Louis, cinquième enfant naturel, le 31 décembre 1874. A son mariage le 23 juillet 1898 à Sainte Colombe avec Noémie Cécile Lefrançois, celui-ci est mentionné "fils de père et mère inconnus"

C’est de nouveau à Cailleville , le 28 mars 1877, que naîtra un enfant sans vie ; le sixième enfant naturel !

Peu de temps après, le 22 décembre 1878, à Cailleville, vit le jour Marie Léonce, première fille d’Euphrasie qui jusqu’alors n’avait eu que des garçons. Ce sera la septième enfant naturel !

On arrive maintenant au huitième enfant naturel, Argentine Hélène, qui va naître le 6 février 1882 à Gueutteville les Grès.

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En 1883, domiciliée à Gueutteville les Grès, Euphrasie recevra sa sœur Victorienne Aurélie âgée de 27 ans pour y mettre au monde un enfant. Devinez quoi ? Un enfant naturel ! Celui-ci devait décéder deux mois plus tard le 6 novembre alors que sa mère se mariait le 24 novembre avec Maximilien Guesdon qui en était peut être le père.

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On arrive enfin à la naissance du neuvième enfant naturel, une troisième fille Ameline Marguerite Clara, le 22 août 1884 à Gueutteville les Grès. Celle-ci devait décéderr à l’âge de sept ans en septembre 1891 au domicile d’Auguste Sévère Canu, journalier, 52 ans, domicilié à Gueutteville les Grès. Qui était cette personne pour Euphrasie ?

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Après cette longue liste de naissances, entre 1863 et 1884, soit pendant une période de 21 ans, on peut se demander pourquoi Euphrasie ne s’est jamais mariée avec un des pères de ses enfants ?

Elle aussi, il lui faut travailler pour vivre et le travail auquel elle se livre est généralement pénible. Les quatre ou cinq premiers mois se passent encore assez bien. Elle peut dissimuler sa grossesse, et ne souffre que des angoisses que lui cause son état et sa révélation prochaine. Mais le moment est venu où la grossesse ne peut plus se cacher.

Si elle est ouvrière, le plus souvent on la chasse de l’atelier où elle constituerait un mauvais exemple, si elle est domestique, elle est chassée encore plus sûrement. Et souvent aussi, c’est sa famille elle-même qui la repousse, fréquemment après l’avoir maltraitée, pour ne pas être éclaboussée par sa faute, pour ne pas être déshonorée, car, dans notre société "civilisée", la maternité, pour toute femme non mariée, est une flétrissure.

A t-elle choisi cette vie difficile et pourquoi ? A t-elle été abusée par les belles paroles de ses amants ? On ne le saura sans doute jamais.

Au moins trois enfants survécurent, trois fils qui se marièrent et eurent une descendance.

Je perds sa trace en fin d’année 1891.

F.Renout
(Administrateur cgpcsm)

sources :
recherches personnelles et archives départementales
Tableau:Eugène Carrière (1849/1906)
Bulletins et mémoires de la Société d’hygiène publique de Bordeaux, 1894


Documents joints

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