Destin tragique d’un jeune seigneur « cauchois »

vendredi 11 août 2023
par  Francis RENOUT
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Sur le livre de Louis Prevost de 1888, l’auteur évoque la mort tragique d’un notable du Pays de Caux. Cet événement eût lieu à la fin du XVII ème siècle, à Veules les Roses. Mais, après mes diverses recherches avec un passionné d’histoire locale, afin d’en savoir plus sur ce jeune seigneur, il s’avère que la date de décès et le lieu ne correspondent pas. Plusieurs récits ont été écrits sur ce sujet. Certains tiennent plus du « folklore » que de faits authentiques.

Pour en comprendre l’intrigue, il faut nous transporter dans l’histoire locale de Veules les Roses et Blosseville fin la fin du XVII ème siècle.

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Le contexte local de Veules les Roses au XVII ème siècle :

Par une charte du duc Richard II datant de 1026, les moines de l’abbaye de Fécamp étaient propriétaires du fief de Veules, de l’église Saint Martin et du plateau des plains (qui veut dire : « dans les plaines »). Ils possédaient aussi les moulins sur la rive gauche, dans la paroisse Saint Martin (moulin de la mer et le moulin du marché). Ils percevaient les droits de dîmes, les droits de boucherie et les coutumes du port. L’influence de l’abbaye de Fécamp était assez prépondérante à Veules et la discipline ecclésiastique très sévère.

La rive droite de Veules dépendait de la terre de Sotteville sur Mer octroyée par Richard II.

Au XVI ème siècle, Veules devient fief des seigneurs de Blosseville. Ce village abritait surtout des meuniers et de rudes pêcheurs. Les moulins neufs établis sur la rive droite, dans la paroisse Saint Nicolas, dépendaient du vicomte de Blosseville.

A Veules les Roses, des vestiges de l’ancien château des vicomtes de Blosseville, il ne reste que les épaisses murailles en grès. Dans la cour de la ferme du château, se trouve encore actuellement, un colombier circulaire en grès et briques, auquel est adossé un puits. Cette structure est rare en Normandie.

Les religieux de Fécamp devaient loger le vicomte et sa famille lorsqu’ils se rendaient en ce lieu et leur fournir à boire et à manger. Ils étaient aussi charger de donner du feurre frais (1) pour les chevaux et les chiens.

L’église saint Martin témoigne par ses vitraux et sa statuaire l’importance de cette vicomté au XVI ème siècle.

Le contexte de Blosseville au XVII ème siècle :

Blosseville ès Plains tel que ce village était nommé, était le siège d’une vieille vicomté de l’époque ducale. Les vicomtes de Blosseville ont joué un rôle important dans la région et au delà. La seigneurie comptait vingt et une paroisses. Louis XI, en 1461, érigea en haute justice la vicomté en faveur de son maître d’hôtel, qui était aussi maître des eaux et forêts de Normandie, Jean I de Saint Maard. Le vicomte de Blosseville avait sur ses vassaux droit de justice et possédait certaines prérogatives sur le port, la rivière et les pêcheurs. Jean II De Saint Maard en hérita, puis son fils Guillaume par la suite avec les dettes de son père et finira ruiné.

Un aveu de 1548 atteste que Guillaume De Saint Maard vendit la seigneurie à Jehan Desmarets ; mais les conditions ne vont pas être remplies et après le décès de Jehan Desmarets, un aveu de 1557 prouve que c’est Jehan Dumoucel qui fut le nouveau vicomte de Blosseville.

Donc, en 1557, suite à un aveu, la vicomté passa à Jean du Moucel, écuyer, secrétaire du roi, seigneur d’Hébertville. C’est une de ses filles, Rachel, qui va en hériter. Par le second mariage de Rachel du Moucel, le 2 février 1606, avec Alexandre Bouchard, la vicomté changea de mains. Les Bouchard était une famille de conseiller du Roi au parlement de Rouen. Ils étaient vicomte hérédital de la vicomté et haute justice de Blosseville et sergenterie du val de Dun.

Magdeleine Bouchard, vicomtesse de Blosseville, née vers 1680, se marie sous contrat , le 13 décembre 1703, avec Claude de Becdelièvre, chevalier d’Hocqueville. A son décès, le couple n’ayant pas d’enfant, c’est sa sœur Marguerite Bouchard, dernière survivante de la famille, qui hérite des biens, suite à des procès avec son beau-frère. Claude De Becdelièvre, veuf, âgé de 53 ans, se marie en secondes noces, le 14 janvier 1728, avec Marie Angélique Du Mouchel (ou Moucel), née le 8 janvier 1716 et donc âgée de 12 ans !

Le 17 mai 1729, Marguerite Bouchard vendit la vicomté de Blosseville à Louise Le Baillif, veuve de Nicolas Marye, décédé en 1719. Leur Fils Philippe Marye, époux de Marie Louise Formont, en prit possession ; puis sa fille Louise Marye épouse de Benigne Etienne François Poret de Boissemont.

Leur fils Begnigne Poret De Boissemont, né en 1742, conservera le domaine jusqu’à la révolution.

Le conflit de la Ligue d’Augsbourg (1688/1697) :

Le XVII ème siècle finit tristement pour Veules. La France était engagée dans la guerre dite de la ligue d’Augsbourg et Tourville venait d’être battu à la Hogue. Les navires anglais couvraient la manche empêchant tout commerce et toute pêche. Le 16 juillet 1694, les veulais réunis sur le haut des falaises à l’embouchure de leur fleuve, purent voir passer la flotte de l’amiral Berkelay, longeant la côte à deux milles au large. Pendant deux longues années, ils entendirent gronder les canons.

Dès lors, la ruine des pêcheurs s’accentua. Le moindre bateau ne pouvait sortir sans risquer d’être pris. Quand la paix de Ryswick, du 20 septembre 1697, met fin aux hostilités, le commerce de la pêche, le seul qui restât à Veules, avait été détruit par cinq années de guerre. La ville était épuisée et misérable. Les pêcheurs restèrent plus d’un an sans pêcher, faute de bateau et faute d’argent pour en construire. La plupart des barques avaient été prises par les anglais. Celles qui restaient étaient pourries sur les galets. Les armateurs ou marchands de poissons, tous ruinés, ne pouvaient fournir aux pêcheurs de nouvelles embarcations.

Meurtre de Nicolas Bouchard :

La pêche du maquereau et du hareng était une des principales activités du port de Veules. Les seigneurs de Blosseville possédaient certaines prérogatives sur le port, la rivière et les pêcheurs. Chaque bateau qui déchargeait dans le port de Veules devait un droit de 1000 harengs au vicomte de Blosseville. Cette obligation se rachetait moyennant finances.

Les conflits de juridiction devinrent parfois tellement vifs entre les officiers des moines de Fécamp et ceux du vicomte de Blosseville qu’il en résulta des luttes à main armée.

L’un des premiers bateaux qui put prendre la mer au mois de septembre 1698, fut cause à son retour d’une scène sauvage terminée par un meurtre. Ce bateau revenait chargé de harengs et s’était échoué près du moulin à marée (ou moulin de la mer).

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Les moulins disparus :

https://www.veules-les-roses.fr/moulin-disparus/

Les officiers de l’abbaye de Fécamp soulevèrent une contestation au sujet des droits à payer pour le déchargement et la vente des poissons, prétendant que les coutumes du port les autorisaient à saisir une certaine portion du produit de la pêche. Les gens du vicomte de Blosseville élevèrent les mêmes prétentions en vertu des prérogatives conférées par Louis XI ;

La querelle s’envenima et l’on en vint aux mains. Les deux parties étaient armées et les marins s’en mêlèrent. Le sang coula. Le vicomte de Blosseville averti accourut en personne et périt d’un coup d’épée au cours de la bagarre. Son cadavre promené dans les rues de la ville fut insulté par le peuple, puis abandonné au fond de l’un des chemins creux appelés cavées par les habitants. Ses serviteurs le recueillirent et purent l’inhumer dans le cimetière de sa paroisse. Les assassins ne furent pas inquiétés tant était grande la désorganisation des pouvoirs publics à cette période.

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Biographie du vicomte de Blosseville :

En 1698, le vicomte de Blosseville était Nicolas Bouchard. Il était conseiller au parlement de Normandie de 1692 à 1699. Né le 9 septembre 1673, il fut baptisé deux jours plus tard, le 11 septembre, à la paroisse Saint Martin sur Renelle, à Rouen.

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Ses parents sont Alexandre Bouchard, seigneur et vicomte de Blosseville, et Marie Elizabeth De Vauquelin, baronne de Cuibray. Son père, âgé de 56 ans, est décédé le 15 septembre 1694, à Paris et inhumé à la paroisse Saint Sulpice. Il est le seul fils du couple et a trois sœurs.

Nicolas fut témoin du décès ( paroisse saint Laurent-Rouen) et de l’inhumation (paroisse saint Lô- Rouen) de sa sœur Marie, âgée de 19 ans, le 8 mars 1698.

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Polémiques concernant la date de décès et le lieu d’inhumation :

Par rapport à plusieurs récits concernant l’histoire du décès de Nicolas Bouchard, on constate quelques divergences dans les dates ! Essayons d’y voir plus clair !

Concernant la pêche aux harengs, il existe trois zones : au large de l’écosse, des côtes anglaises et le long des côtes de la manche. On peut en déduire qu’en 1698, les pêcheurs Veulais sont restés sur nos côtes étant donné le mauvais état de leurs embarcations. Or, cette pêche se pratiquait de novembre à janvier. Quand à l’auteur, il mentionne septembre !

A propos du décès et de l’inhumation de Nicolas Bouchard en 1698, on ne retrouve aucun acte dans les registres de Veules les Roses, Blosseville ou Avremesnil. Certains mentionnent le décès à Veules les Roses et l’inhumation à Blosseville ? Est-il mort aussitôt ou quelques jours plus tard suite à ses blessures ?

Par contre, dans les registres paroissiaux de Rouen, on retrouve le décès en date du 12 février 1699, à la paroisse Saint Laurent.

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Son inhumation a lieu le lendemain, le vendredi 13 février, à la paroisse Saint Lô, dans le choeur de l’église où sont inhumés ses ancêtres. Il est âgé de 27 ans. Aucunes précisions concernant le décès n’a été mentionnées par le prêtre.

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Ce peut-il qu’après cette rixe à Veules les Roses, il ait été transporté blessé ou mort à la paroisse saint Laurent, à Rouen ? Seulement quinze lieues séparent les deux villes. Tout est possible ; mais je n’ai retrouvé aucun document qui l’atteste. D’autre part, son lieu de domicile et son travail comme conseiller au parlement, se trouvent à Rouen. Ses ancêtres habitaient à Rouen.

Les demoiselles de Blosseville, Catherine, Madeleine et Marguerite Bouchard, sœurs de la victime, firent de vaines démarches pour obtenir le jugement de ou des assassins, mais l’abbé de Fécamp couvrit ses hommes de sa protection et ceux-ci ne furent pas poursuivis.

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(Eglise saint Lô à Rouen)

Rebondissement dans l’affaire du meurtre qui pose question :

Sur le livre « les anoblis par charge en Haute Normandie » de Gérard d’Arundel de Condé on trouve l’information suivante : « Guillaume Legendre, ayant tué un de ses collègues, au parlement de Rouen, Nicolas Bouchard, il dut voyager à l’étranger ». Qui est-il ?

Guillaume Legendre, sieur de Romilly, reçu conseiller au parlement de Rouen en 1695, est baptisé le 29 mai 1672, au temple de Quevilly. Ses parents de confession protestante, sont Thomas Legendre et Esther Scott. C’est une famille de marchands bourgeois, anoblie par Louis XIV, en mars 1685. Guillaume est le fils aîné d’une famille de dix enfants. Son oncle Philippe Legendre, pasteur de l’église réformée de Quevilly, dut se réfugier à Rotterdam après son interdiction de prêche en 1682 suivant l’arrêt du conseil d’état du Roi. Guillaume ne dut pas s’exiler bien longtemps, puisqu’il décédait le 24 octobre 1700, à Rouen, paroisse saint Jean, âgé seulement de 28 ans.

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Si Guillaume Legendre avait tué Nicolas Bouchard, au parlement, à Rouen, qui est ce jeune seigneur qui mourut d’une rixte à Veules les Roses ? Nicolas Bouchard était le dernier vicomte de Blosseville ! Il ne peut être mort à deux endroits différents ? Par contre, on ne connait pas avec certitude le lieu où Guillaume Legendre accompli son acte ?

Epilogue :

Plus on fait de recherches concernant le meurtre de ce jeune seigneur, plus on se retrouve avec des questions sans réponse ! Pour le moment, vu l’incertitude concernant cette affaire, il serait intéressant de pouvoir retrouver d’autres documents, qui pourraient nous éclairer sur le nom du mystérieux seigneur du lieu, réputé avoir été assassiné à Veules les Roses.

Enchaîner les noms, lieux et dates que l’on reporte dans son arbre généalogique peut apporter un certain plaisir, mais le plus intéressant c’est l’introuvable. Celui-ci nous oblige à approfondir nos recherches, à bâtir des stratégies et nous transforme en enquêteur......................

(1) le feurre : de l’ancien français fuerre ou fouarre qui est de la paille vieilli de céréales (blé, seigle etc...) qui sert de fourrage.

Francis Renout
(Administrateur cgpcsm)

Sources :
Avec la participation de Didier Hannequin (association Blosseville histoire vivante) blohisviv@gmail.com

Joseph Daoust (études normandes-1969)
Georges Dubosc (les noms des communes de la seine inférieure sous la révolution)
Louis.Prevost (recherches historiques sur la ville et la vallée de Veules-1888)
Registres paroissiaux (Archives de Seine Maritime)
Revue catholique de Normandie du 15 novembre 1899 (chronique familiale des Baudouin)
La Gallissonière (élections d’Arques)
Comte Arundel de Condé (les anoblis en Haute Normandie)
Philippe Legendre (Histoire de la persécution faite à l’église de Rouen sur la fin du dernier siècle)


Documents joints

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Portfolio

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