Les trois déclarations de mariage de Jean Lefebvre

jeudi 24 novembre 2022
par  Martine HAUTOT
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On est début de l’année 1789 quand Jean Lefebvre, blanchisseur de toiles, âgé de 82 ans se rend à l’église de Gueures, à quelques kilomètres de Luneray, dans la vallée de la Saâne, pour y déclarer ses mariages.

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C’est que le roi Louis XVI, par son édit de tolérance de 1787, promulgué en 1788, vient de permettre aux protestants de bénéficier d’un état-civil sans se convertir au catholicisme, droit dont il ne disposait plus depuis la révocation de l’Edit de Nantes par le roi Louis XIV en 1685.

Depuis lors la religion catholique était la seule religion autorisée dans le royaume. Maintenant l’édit de tolérance permet aux protestants de faire réhabiliter leurs mariages clandestins : ils doivent pour cela en fournir la preuve, déclarer le nombre, l’âge et le sexe des enfants qui sont issus de cette union. Ces déclarations doivent être faites devant un officier de justice ou le curé de la paroisse et dans le délai d’un an à partir de la promulgation de l’édit. Jean choisit de se présenter au curé de Gueures, c’est plus facile que de se rendre au baillage d’Arques. Il a pris avec lui tous ses papiers. Le curé ne pourra lui faire d’histoires.

Né une vingtaine d’années après la révocation, Jean a été baptisé, suivant la règle désormais en vigueur, en l’ église paroissiale de Luneray le 4 janvier 1707. Bien que catholique par son baptême, ses parents l’ont élevé dans la foi protestante. Il n’est pas un cas unique, loin de là, dans la petite ville de Luneray qui compte depuis longtemps déjà une importante communauté protestante. Depuis lors il est resté fidèle à la foi de ses ancêtres.

On ne peut à cette époque échapper au baptême catholique des enfants quand on est protestant, mais on peut éviter le mariage à l’église et officialiser son union par un contrat de mariage. C’est ce que va faire à trois reprises Jean Lefebvre.

Il raconte ainsi sa vie au curé de Gueures, ce 27 janvier 1789 :

« En 1729, j’avais 22 ans et je me suis uni avec Anne Leplay. Voici le contrat que nous avons signé le 10 Novembre 1729, elle avait quelques années de moins que moi, était native d’Autretot, du côté d’ Yvetot. Ses parents l’avaient élevée dans la foi protestante. L’année suivante, le 28 décembre 1730, nous avons eu une première fille, prénommée Anne, elle a été baptisée à Saint-Ouen-sous Brachy. Le curé de Saint-Ouen a dit qu’elle était née de notre « prétendu mariage » ! On les a retrouvés, ces mots-là qui me faisaient mal, pour la naissance de Marguerite, deux ans plus tard. J’ai pas mal déménagé sans aller jamais bien loin. A la paroisse de Gonrel, (dit aussi gourel) à deux pas de Brachy, deux de mes garçons, Jean-Pierre Nicolas et Jacques ont été baptisés puis Pierre, mon dernier garçon l’a été, un peu plus loin, à Saint-Ouen-Prend-en-bourse (Bertreville-Saint-Ouen). Parfois le curé oubliait de parler de prétendu mariage mais mes enfants n’étaient pas pour autant légitimes ! Croyez-moi j’ai eu bien des malheurs, perdu deux petites filles en bas âge et pour finir mon épouse Anne est morte après avoir mis au monde 7 enfants. A l’heure qu’il est, il me reste de cette union cinq enfants, deux filles, Anne 58 ans et Marguerite 56 ans et 3 garçons : Jean-Pierre Nicolas, 47 ans, Jacques 44 ans et Pierre 41 ans. »

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Monsieur le curé a commencé à écrire « Selon l’édit royal du 27 Novembre 1787 donnant un état civil aux sujets non catholiques s’est présenté en l’église de Gueures le 27 janvier 1789 Jean Lefebvre 82 ans originaire de Greuville, fils de feu Lefebvre Jacques et Marie Lefebvre pour déclarer sa première union… » et puis il a noté scrupuleusement les informations données par Jean : date du contrat de mariage, enfants vivants issus de l’union avec la date et le lieu de leur baptême.

Puis Jean a continué le récit de sa vie :

« J’avais des enfants en bas âge, je ne pouvais pas rester seul, je me suis remarié avec Jeanne Lheureux. Voici le contrat, il est daté du 5 Juin 1753. Jeanne Lheureux appartenait à une famille protestante des environs de Luneray. Elle m’a donné quatre autres enfants en six ans de mariage et à son tour elle est décédée. Dieu éprouve les siens. Comme elle ne pouvait être enterrée dans un cimetière catholique, on a demandé au baillage d’Arques l’autorisation de l’inhumer. De cette union il me reste trois enfants vivants : Jean-Baptiste 35 ans baptisé à Saint-Ouen-prend-en-bourse après avoir été ondoyé par Marin François, maître en chirurgie d’Avremesnil en raison d’un péril de mort, Marie 31ans et Rose 30 ans, toutes deux baptisés au Gonrel. »

Monsieur le Curé a repris la plume et noté et Jean a poursuivi :

« Avec tout ça je prenais de l’âge, j’avais dépassé la cinquantaine, j’avais encore des petits. Alors je me suis remarié, mon deuil fait, avec Jeanne Ouvrix, d’une excellente famille, tenez j’ai le contrat signé du 5 juillet 1763 chez maître Delauné à Fontaine-le-Dun. (ou plutôt à Autigny). Ma nouvelle femme n’était plus toute jeune, je n’ai pas eu d’autres enfants".

Le curé a encore noté. Et puis Jean lefebvre, les témoins et le curé de Gueures ont signé la déclaration. Parmi les témoins son fils Jean-Pierre Nicolas.

Jean Lefebvre peut repartir heureux : il n’a pas renié sa foi protestante et ses enfants sont enfin légitimes.

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Quelques années après, quand Jean meurt , la révolution est passée par là, l’état-civil laïc a été institué. Il décède à 88 ans, blanchisseur de tissus, vivant de son bien, le troisième jour complémentaire de l’an II (19 septembre 1794) à Gueures, c’est son fils Jean-Pierre Nicolas, meunier à blé au moulin de la Garenne et blanchisseur de fil qui déclare son décès.

Article de Martine Hautot
(Adhérente cgpcsm)
R
Pubié par Francis Renout
(Administrateur cgpcsm)


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