Les tisserands cauchois ou « Cacheus d’navette »

lundi 28 février 2022
par  Francis RENOUT
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Parmi nos ancêtres, on trouve régulièrement cette profession qui a eu un impact déterminant sur l’économie du Pays de Caux. Le textile a marqué la région de son empreinte. Les vieillards racontent que l’ancienne rivière de Saint-Valery, sortie des coteaux de Néville, fut bouchée avec des balles de laine, parce qu’elle était l’objet d’un culte idolâtrique. Ce qui ramène à l’élevage ovin que l’on pratiquait pour tisser également la laine dans la région.

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En Haute Normandie, le tisserand est nommé « Cacheus de navettes » ou lanceur de navettes. C’est aussi l’appellation d’une personne qui aide le tisserand lorsque le tissage devient compliqué.

Le tissage des matières fibreuses d’origine animale et végétale remonte aux âges les plus reculés. Dès la période néolithique on a retrouvé des tissus qui ont été fabriqués, semble-t-il, par des métiers rudimentaires. A l’âge du bronze d’Europe (800 à 750 avant J.C.) on fabriquait déjà des vêtements de laine.

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Avant le XVIII ème siècle, tisser ou filer est un travail d’appoint qui s’exerce pendant les mois d’hiver, au cours des longues veillées. On teille le chanvre et les femmes filent au rouet à la lueur d’une lampe à huile posée sur un pied de bois : « le piroui » ou devant l’âtre, où flambait à cette heure, une bonne « calbâde ». Nos aïeules filaient sans relâche, d’abord la laine et le lin, avec le fuseau et la quenouille. Plus tard, le rouet augmentera considérablement le rendement du filage des textiles mais ne remplacera pas complètement le fuseau et la quenouille, plus faciles à transporter.

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Le reste de l’année est réservé aux travaux agricoles. Le tisserand comme le siamoisier exercent leur métier à domicile, dans des chaumières typiques du Pays de Caux.

C’est au début du XVIII ème siècle que commence l’aventure du tissage en Normandie. Jusqu’au début du XX ème siècle, les tisserands à bras étaient une figure habituelle dans nos campagnes normandes et dans d’autres régions. Avec leurs métiers manuels, ces artisans transformaient les chanvres et les lins ainsi que des matières plus nobles comme le coton , la laine ou la soie. Mais, il semble que le travail de la laine ait surpassé le travail du lin au XVI ème siècle.

Vers 1780, le salaire familial est de trois livres par jour, pour un foyer ; le père gagnant vingt cinq sous à lui seul. Ce salaire permet de vivre dans une certaine aisance dans presque toutes les familles. Le tissage permet d’avoir un niveau de revenus supérieur à celui de l’agriculture.

En 1782, on compte 188 000 ouvriers occupés au travail du lin et du coton dans un rayon de 15 lieux autour de Rouen et surtout dans le Pays de Caux.

Avant la fin du XVIII ème siècle, les villages cauchois connaissent « l’ère du coton ». Un négociant rouennais parvient à filer du coton et à le renforcer par une chaîne de lin ou de soie. Cette invention va bouleverser la structure économique traditionnelle des campagnes normandes. Ce qui fut au départ une activité d’appoint, le filage devient une occupation familiale. Pendant que les hommes cardent ou filent, les femmes et les enfants s’adonnent au filage au rouet. A cette époque, la grande majorité de la population travaille à la transformation des fils en étoffes. L’activité du tissage du coton naît dans la région normande près de la Seine.

Au cours de cette période, les chargements de coton en provenance des colonies arrivent au Havre et remontent la Seine. Ces toiles tissées prennent le nom de rouenneries. De nouvelles formes de tissus voit le jour. Les étoffes de coton entremêlées de fibres de lin ou de soie prennent le nom de siamoise d’où la profession de siamoisier. Ces tissus de coton rayés et de couleurs vives étaient utilisés dans la confection des vêtements. Le coton dans le pays du lin semble surprenant mais le lin était plus destiné aux gens aisés, alors que le coton très bon marché à l’époque (et en quantité importante dans le port de Rouen) était plus pour les gens modestes.

La siamoise est la spécialité de notre région au XVIII ème siècle. Ce nom vient d’un pays du moyen orient : le siam. Ces étoffes orientales de couleurs vives sont des sortes de mousselines chatoyantes, tissées de soie et de coton. La production de notre région était des siamoises dont la trame était en coton et la chaîne en lin. La profession de siamoisier disparaît au début du XIX ème siècle.

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Cependant l’âge d’or des tisserands et des siamoisiers s’arrête à l’aube de la révolution. Le traité de libre échange établi entre la France et l’Angleterre le 26 septembre 1786, signé entre les négociateurs William Eden et Gérard de Rayneval, provoque une crise économique et sociale dans le secteur textile en France. Ce traité vise à réduire progressivement les droits de douane entre les deux pays. L’instigateur de ce traité est Charles Alexandre de Calonne (1734/1802). Il escomptait que le choc concurrentiel provoqué par ce traité, obligerait les entrepreneurs français du textile à imiter les anglais, qui s’engageaient dans la voie de la mécanisation, en utilisant les nouveaux métiers mis au point par Hargreaves, Arkwrigth, Crompton ou Cartwrigth. Si l’accord satisfait les exportateurs de vin ou de produits de luxe, ce n’est pas le cas des secteurs de biens manufacturés courants durement frappés par l’arrivée massive des textiles, quincaillerie et poteries britanniques.

On retrouve cette période difficile dans les cahiers de doléances de nos villages du Pays de Caux. Le chômage explose chez les tisserands et les siamoisiers et le nombre de mendiants s’accroît. La révolution perturbe ensuite les échanges et le traité est dénoncé en janvier 1793.

Le protectionnisme est alors rétabli jusqu’au traité de 1860. Mais, alors qu’elles sont en plein essor, les importations devenant autorisées, la crise s’installe et la production va marquer un net ralentissement entre 1858 et 1868, avec une première crise importante pour le coton normand en 1862, puis en 1868 pour la laine.

Au XIX ème siècle, les tisserands émigrent vers les vallées industrialisées. On les retrouve dans les usines de tissage créées dans la région comme le tissage du Ronchay à Luneray ou bien à l’usine de Gueures. D’autres partirent pour les filatures des villes. Ces filatures et les usines de tissage ont remplacés les métiers qui ont disparus vers 1935.

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De 1880 à 1936, les établissements Charles Denis, fabricant de rouenneries, employaient jusqu’à 92 tisserands qui travaillaient à domicile. Un musée retraçant la vie de ces tisserands, créé par les descendants de Charles Denis, Mr et Mme Philippe Maupas, présente des métiers à tisser et des outils, à la ferme de Quiévremont, à Harcanville.

Histoire du traité :

https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/epoque-moderne-histoire-premier-traite-libre-echange-france-angleterre-12000/

La maison du tisserand Cauchois :

Dans chaque village, la maison du tisserand s’adapte aux besoins du métier à tisser. La caractéristique de cette maison ou chaumière, est d’avoir des ouvertures vitrées au nord, à l’est et au sud, alors que dans la chaumière d’habitation il n’y a pas de fenêtres ou verrines au nord. La grande largeur de huit mètres de la chaumière étaient autorisée pour les ateliers de tissage de lin (les poutres de plus de cinq mètres non taxées étant réservées pour la construction des bateaux).

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Il faut une bonne luminosité dans la salle de travail appelée « chambre à cacher » ou « l’ouvreux », déformation du mot ouvroir. Le métier à tisser, le roet et le dévidoir, sont installés au fond de la grande pièce de la chaumière, du côté nord, éclairé par des verrines, petites vitres encastrées entre les colombes et scellées avec du torchis. Ces verrines permettaient un réglage de l’éclairage de la pièce afin que le soleil et la lune n’altèrent pas les couleurs des fils et des tissus.

Le sol est presque toujours de terre battue. Par ailleurs, lorsque le métier est très grand, on est obligé de creuser une fosse pour assurer le libre jeu des pédales de bois qui commandent le croisement des fils de chaîne. Ces métiers montaient jusqu’au plafond et certains étaient reliés aux poutrelles pour en augmenter la stabilité. Bien sur, tous les métiers n’étaient pas identiques. Seul les organes essentiels étaient les mêmes.

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Le travail du tisserand :

Dans les campagnes oeuvrait le tisserand du village qui, après un apprentissage de quatre années, pouvait devenir propriétaire d’un métier à tisser pour lequel il payait une patente annuelle, et qui lui donnait le droit d’employer deux apprentis et deux tisserandes, le plus souvent des membres de sa famille.

Le tisserand fabriquait des tissus à partir des cultures de la région et de l’élevage de nos vallées. Toute la famille du tisserand était associée à son travail. Pendant que celui-ci utilisait le métier à tisser, la femme et les enfants étaient occupés à filer le lin.

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Pendant longtemps, on a utilisé des métiers à tisser qui ne donnaient qu’une seule possibilité de croisement entre les fils de chaîne, montés sur le cadre du métier et qu’un appui sur une pédale va séparer pour permettre le passage de la navette sur laquelle est enroulé le fil de trame. Le peigne est alors poussé pour amener cette ligne de fils contre la précédente en la serrant convenablement. C’étaient des métiers simples, avec lesquels on tissait la toile de chanvre ou de lin pour faire les draps et les métrages de tissu destinés aux couturières. En mélangeant le chanvre et la laine, on tissait le droguet, tissu grossier d’un blanc grisâtre avec lequel on faisait les vêtements ordinaires. La toile, quant à elle, était blanchie sur le pré, et même si elle était un peu rude au toucher, elle avait l’avantage d’être d’un excellent usage.

Un peu de technique
Un tissu est formé de deux types de fils :
 les fils de trame : ils sont placés dans le sens de la largeur ;
 les fils de chaîne : ils sont disposés dans le sens de la longueur.
Le tissu est formé de l’entrecroisement perpendiculaire des fils de chaîne et des fils de trame.
 
Il existe plusieurs types de métiers à tisser mais les plus connus sont ceux dits de haute lisse et de basse lisse :
 le métier de haute lisse désigne un métier dont les fils de chaîne sont disposés verticalement. Le tisserand travaille sur l’envers, c’est-à-dire que le dessin qui se forme est visible que si l’ouvrier passe derrière son métier. C’est la raison pour laquelle il place un miroir derrière le métier pour pouvoir vérifier le rendu de son travail ;
 le métier de basse lisse désigne un métier dont les fils de chaîne sont disposés horizontalement. L’image à reproduire est placée sous le métier à tisser. L’ouvrier travaille donc lui aussi sur l’envers.
 
De l’aube au coucher du soleil, le tisserand manœuvrait ses navettes, assis sur une planche de bois posée sur les montants du métier. Ces métiers à tisser rustiques étaient souvent fabriqués par des artisans locaux. Les navettes étaient en buis, les œillets et autres pièces métalliques étant en fer. Lorsque celles-ci étaient endommagées, les tisserands les faisaient réparer. On leur greffait des petites pièces de même bois pour les rendre à nouveau utilisable.

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Le tisserand est reconnaissable à sa démarche typique et déformée par son travail. Pour actionner la pédale des deux pieds, il est constamment déporté sur la gauche. Celui-ci, à demi-assis, soulève et abaisse les deux nappes de fil de la chaîne. Au même moment, il lance la navette d’une main et actionne le fil de trame de l’autre. Les gestes sont répétitifs, le claquement des navettes de bois un peu lancinant et la durée des journées de travail est importante. Ce travail amène très vite quelques handicaps physiques.

Les produits finis sont portés chez des collecteurs qui livrent les tissus dans les grandes villes voisines, aux halles de Rouen, dans des dépôts ou des comptoirs. En retour, les négociants passent les commandes suivantes et fournissent les écheveaux de fils nécessaires, ceci à une période où les fileuses à domicile ont été remplacées par des usines.

Les séchoirs à lin :

De nos jours, quelques séchoirs à lin sont encore visible dans Luneray. Ils sont reconnaissables par leur premier étage ou greniers composé d’ouvertures permettant de faire passer plus ou moins d’air dans l’habitacle. Cet air circulant à l’intérieur, permet de faire sécher les écheveaux ou bobines de fils de lin, chanvre ou coton, après le traitement dans un bain constitué de farine cuite, d’eau et de matière grasse. Cette opération avait pour but de donner au fil la résistance et le lissage nécessaires à son passage entre les lames du métier.

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Cette bouillie s’appelait le parement et la malice populaire appelait « maqueux de pâment » les ouvriers qui étaient chargés de ce travail.

Le fil en écheveaux était confié à des « bobineux » qui l’enroulaient à domicile sur de grosses bobines utilisées pour ourdir la chaîne. L’ourdissage consistait à assembler, sous la même tension, autant de fils qu’on voulait avoir de fils de chaîne.

La vie des ouvriers en usine :

La vie est dure pour les ouvriers qui se lèvent tôt le matin pour être à l’usine à 6h. Ils travaillent quinze heures par jour dans des ateliers bruyants et mal aérés. Ils n’ont qu’une demi-heure de pause pour le repas du midi et une heure pour le dîner. Souvent, ces pauses de repas sont rognées par le patron qui veut gagner du temps. Parfois, le travail dure jusqu’à 22 heures le soir.

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Le blason de Veauville Lès Quelles :

Sur le blason officiel d’un village cauchois, Veauville les Quelles, figure deux navettes de tisserands en référence à la chaumière de la famille Gardeur, qui était un ancien atelier de tissage au XVII ème siècle.

Les tissages du Ronchay :

Créé en 1845, à Luneray, par la famille Lardans, Delphine Diarra Lardans perpétue le savoir faire familial depuis six générations. C’est un devoir pour elle de préserver le patrimoine familial. Le tissage du lin renaît donc de ses cendres dans le Pays de Caux.

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Leurs premiers ancêtres sont originaires de Luneray, au moins depuis la fin du XVIème siècle. Les quatre premières générations portent des prénoms hébraïques : Abraham et Isaac. Disparu depuis le moyen-âge, le prénom Isaac est réintroduit en France, par les protestants vers le XV ème siècle. Avant la révolution, la réforme protestante se développe au sein de la petite bourgeoisie commerçante et des tisserands de Luneray. Un temple édifié en 1620, fut détruit quelques années avant la révocation en 1681. Luneray reste un des rares bastions protestants de Normandie, qui remonte à l’époque où les tisserands rythmaient la vie du village.

Le surnom de Luneray est connu comme étant : « le village des brouettes ». Autrefois, les habitants transportaient leurs écheveaux à l’aide de brouettes, par des chemins de traverse ou sente à paniers, pour aller les vendre, au plus offrant, sur les marchés. Les écheveaux sont des pelotes de fils tissés fabriqués à partir de lin et de laine. La nuit venue, ces chemins permettaient aussi de se rendre au bourg, pour rejoindre secrètement les lieux de prières. Aujourd’hui encore, on trouve la trace de cet héritage par la présence du séchoir à écheveaux.

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Dépouillements des registres des temples de Luneray et Bacqueville par Daniel Lardans :

https://huguenots-france.org/france/normandie/caux/luneray/luneray.htm

Au début du XVIII ème siècle, Jacques Philippe Lardans est cultivateur. Vers la fin du siècle, son fils Nicolas Daniel est toilier. Beaucoup de paysans sont aussi des tisserands. Progressivement le tissage se développe et atteint son apogée aux XVIII et XIX ème siècle. C’est ainsi que leur descendant, Daniel Benjamin, né en 1797, devient fabricant de toile. Ses deux fils, Daniel et Benjamin Vendémiaire, nés de son union avec Rosalie Mauger, seront aussi fabricants de toile. L’un d’eux, Daniel, sera maire adjoint de Luneray. Son fils Camille, industriel du textile, sera maire de son village. Il en sera de même de Raoul, fils de Benjamin Vendémiaire et d’Emma Leconte. Cette dynastie de tisserands va perdurer jusqu’à notre époque.

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Lancement d’une ligne de tissage :

https://youtu.be/7v1BNah3-JE

F. Renout
(Administrateur cgpcsm)

Sources  :
Isabelle Bernier, historienne (Le premier traité de libre échange entre la France et l’Angleterre)
Isabelle Kaanen Vandenbulcke (Temps oubliés du Pays de Caux à Rouen)
Alain et Chantal Gardeur (Recherches historiques sur Veauville Lès Quelles)
Elise Lenoble (comment les siamoisiers du Pays de Caux ont disparus)
Le fil rouge (Histoire du textile en Seine Maritime)
Mireille Parisot (le tisserand-bénévoles & généalogie)
Paul Collen (Luneray à travers les âges)


Documents joints

PDF - 2.2 Mo